14
Notre long trajet vers le sud fut ponctué de plusieurs autres étapes : pour refaire le plein de la voiture du ministère, permettre à Gilbert Strathy de passer un coup de téléphone et, enfin, prendre le thé dans un joli bourg. Sans panneaux indicateurs, il était difficile de savoir où on se trouvait lorsqu’on ne connaissait pas déjà les lieux. Quant à mes deux compagnons, ils se gardaient de tout commentaire sur notre itinéraire.
Après le dernier arrêt, la somnolence s’empara de moi. Installé à l’arrière, désagréablement balancé par le véhicule, je piquai du nez, plongé dans cet état particulier aux longs voyages, où l’on garde une certaine conscience de son environnement tout en parvenant à se reposer. Sans doute persuadés que je ne les entendais pas, les deux autres se mirent à parler de moi.
« J’ai trouvé où loger le colonel Sawyer, ce soir, dit M. Strathy. Nous avons une sacrée chance qu’il n’ait pas besoin de soins.
— Il dort là-bas ?
— Non, impossible. Il faudra qu’il aille à Londres. Je lui ai réservé une chambre au carré des officiers de Northolt. Il pourra en faire sa base d’opérations aussi longtemps que nécessaire.
— Ce n’est pas la porte à côté.
— Je sais, mais je n’ai pas trouvé mieux. Comme je dois rentrer à Londres, je pourrai l’emmener à Northolt. Après, ce sera à Downing Street de s’en occuper. »
Je somnolais, intéressé sans l’être, épuisé par le long trajet, la jambe gauche de plus en plus douloureuse, le cou raide. L’uniforme neuf, qui m’avait d’abord semblé parfait, se révélait à présent trop juste sous les bras et à l’entrejambe. Son tissu me démangeait partout où il était en contact direct avec la peau : aux jambes, au cou, aux poignets. J’attendis que mes compagnons se taisent pour ouvrir discrètement un œil afin de regarder par ma fenêtre. Il faisait sombre ; la voiture roulait lentement, les phares voilés ne produisant qu’une faible clarté. J’eus une pensée compatissante pour la jeune conductrice, seule à l’avant, dans son compartiment vitré : après avoir passé la journée à négocier de petites routes difficiles, sans panneaux indicateurs ni signalisation, elle devait maintenant rouler sans lumière. Sans doute était-elle épuisée, elle aussi.
M. Strathy me toucha gentiment le dos de la main pour me réveiller.
« Vous dormez, Sawyer ?
— Non », répondis-je, aussitôt dispos.
Pourtant, ma somnolence avait été plus profonde que je ne l’avais cru, car je me sentais replonger dans la réalité. La voiture et ses occupants m’entouraient d’une masse imposante. Le moteur me paraissait plus bruyant. Un courant d’air venu de la portière jouait autour de mes jambes.
« Nous arrivons, reprit M. Strathy. Je me suis dit que vous aimeriez avoir le temps de vous ressaisir.
— Où sommes-nous ?
— Nous allons traverser Wendover, tout près de Chequers. Je peux maintenant vous informer que le Premier ministre a demandé à vous voir, colonel Sawyer. Il ne m’était pas possible de vous le dire plus tôt, évidemment.
— Le Premier ministre ? répétai-je. M. Churchill veut me voir ? Je n’arrive pas à croire qu’il soit seulement conscient de mon existence.
— Je peux vous assurer qu’il l’est.
— C’est un détachement temporaire, Sawyer, intervint le véritable colonel. On vous donnera les détails nécessaires à l’arrivée, mais sachez qu’il arrive au bureau du Premier ministre de faire des nominations parmi les militaires expérimentés, notamment les hommes de terrain encore jeunes, comme vous. Ça vous sera utile, plus tard.
— Que suis-je censé faire ? »
Je me sentais encore un peu étourdi par les nouvelles.
« Le Premier ministre ou un de ses secrétaires vous l’expliquera. Demain, le personnel de l’Amirauté vous donnera de plus amples informations. Ce soir, vous allez juste voir M. Churchill quelques instants, puis nous vous conduirons à vos quartiers, à la RAF de Northolt. Pour l’instant, c’est là que vous êtes basé.
— Je croyais que je reprenais du service, colonel.
— Ça ne saurait tarder. Ce poste-là est temporaire. Votre promotion n’est qu’une comédie, mais si vous vous débrouillez bien dans les semaines à venir, je peux vous dire que vous conserverez un grade plus élevé qu’autrefois. »
Soudain, la conductrice freina puis tourna brusquement à gauche, comme si elle avait remarqué au tout dernier moment l’embranchement à prendre. Je partis de côté sur la banquette, pendant que de hauts poteaux d’angle en brique et des grilles de fer se dessinaient fugitivement dans la clarté des phares. Chaque pilier dissimulait un policier en uniforme qui nous salua. Derrière les grilles proprement dites, avait été établi un point de contrôle militaire qui me parut plus familier, flanqué d’un poste de garde. La voiture s’arrêta. Un sergent vint examiner nos papiers, promenant avec soin la lumière de sa torche sur les documents. Il m’était presque impossible de voir ce qui se passait, mais M. Strathy et le colonel Dodman attendaient patiemment. Quant à moi, je n’avais aucun justificatif : mes papiers d’identité militaires avaient été détruits lorsque le Wellington s’était abîmé en mer. Toutefois, cela ne sembla poser aucun problème.
Le véhicule repartit dans une allée obscure encadrée de grands arbres, séparés à intervalles réguliers par des pierres peintes en blanc qui brillaient un court instant sur notre passage.
Je me rappelle ces quelques secondes à la perfection. Aucun occupant de la voiture n’ouvrit la bouche entre la barrière et Chequers, la célèbre demeure, ce qui me permit de rassembler mes esprits en prévision des surprises à venir.
Je rédige cette histoire des années après la fin de la Seconde Guerre mondiale. À notre époque, il est de bon ton dans certains milieux de considérer avec cynisme le patriotisme, le courage, l’autorité politique, l’intérêt national. Cela m’arrive à moi aussi, comme à tout le monde dans une démocratie d’un scepticisme bien naturel. En 1941, cependant, il en allait tout autrement, ce pourquoi je ne présenterai pas d’excuses.
Winston Churchill était alors une personnalité sans équivalent, pour ainsi dire unique dans l’histoire britannique. Les quelques privilégiés tels que moi à avoir connu cette époque le considéraient comme l’homme qui avait redonné courage à la nation alors que la défaite semblait inévitable. Le Royaume-Uni se dressait, seul, contre l’Allemagne hitlérienne, la plus grande puissance militaire du monde. Résultat : quelques années plus tard, les Alliés remportaient la victoire, une victoire qui en 1940-1941 semblait bien incertaine, voire improbable. À la fin du conflit, en 1945, la population éprouva un soulagement tel qu’elle voulut oublier cette époque difficile. La guerre était finie. Ce qui avait été essentiel devenait soudain sans importance. La chute de Churchill fut spectaculaire : il se languit dans l’opposition, pendant que ses prédictions se réalisaient, pour ne redevenir Premier ministre qu’en 1951, brièvement, affaibli par l’âge. Il est vrai que des années durant, avant son accession au pouvoir, en 1940, ç’avait été une personnalité controversée, un marginal impopulaire dans certains milieux et dont les autres politiciens se méfiaient. Ce qui ne l’avait pas empêché d’être l’homme de la situation. Pendant les longs mois dangereux qui avaient précédé l’entrée en guerre des États-Unis, de l’Union soviétique et du Japon, Churchill était très vite devenu une légende parmi ses compatriotes. Il incarnait un certain esprit britannique, le symbole de la volonté de lutter, peut-être impossible à identifier avant que la nécessité ne s’en fit sentir.
J’appartenais à ce monde-là, cette génération-là. Lorsque la guerre avait éclaté, j’étais lieutenant à la RAF. Nos premières tentatives de bombardements diurnes s’étaient heurtées à une résistance sauvage. Nos pertes avaient été tellement terribles que nos raids s’étaient vite raréfiés. Nos Blenheim, trop lents, trop vulnérables pour attaquer de jour, ne possédaient pas non plus l’autonomie nécessaire aux vols de nuit en pays ennemi. Les premiers hiver et printemps du conflit, nous nous étions donc cantonnés aux « balayages » en mer du Nord pour couler des bateaux, ne voyant l’adversaire que rarement et le combattant encore moins souvent.
L’invasion de la France avait marqué le début d’une phase plus intense, plus meurtrière des combats : à présent, la Grande-Bretagne était menacée. Le danger se précisant, la réputation de Neville Chamberlain – l’homme qui avait flatté Hitler dans le sens du poil – l’avait disqualifié comme dirigeant. Il avait démissionné, Churchill l’avait remplacé, et une énergie nouvelle avait déferlé sur la nation. Jamais le péril n’avait été plus grand, jamais la détermination des Britanniques n’avait été plus forte. Ceux qui avaient connu cela, qui avaient vécu cette époque, révéraient Churchill, il n’y a pas d’autre mot. C’était de la révérence que j’éprouvais en m’approchant lentement de la résidence secondaire du Premier ministre.
Courbatu par la journée de voiture, je mis un moment à descendre sur le gravier, où le soutien de ma canne s’avéra nécessaire. Mes deux compagnons me considéraient avec une certaine sympathie, mais j’étais bien décidé à me débrouiller seul. Des dagues de douleur me perçaient les jambes et le dos.
La souffrance diminua progressivement. Le colonel Dodman franchit la porte de la demeure en même temps que moi, me soutenant légèrement par le coude droit. Un homme en pantalon noir et chemise blanche bien repassés, très stricts, nous accueillit, nous salua en nous appelant tous les trois par notre nom puis nous pria de patienter un instant.
On nous entraîna jusqu’à une petite pièce tout en longueur, assez sombre, lambrissée, ornée de paysages foncés et de trophées. Le long des deux murs principaux s’alignaient des bibliothèques, entre lesquelles attendait une table polie, entourée de chaises disposées avec soin. De lourds doubles rideaux dissimulaient les fenêtres, laissant deviner le tissu foncé imposé par le black-out. Nous attendîmes tous les trois, nerveusement rassemblés juste derrière la porte, la convocation que je pensais recevoir quelques minutes plus tard.
Deux heures après, nous étions toujours là, depuis longtemps assis à un bout de table. Les allées et venues ne manquaient pas, certains visiteurs se contentant d’apporter ou d’emporter des choses diverses et variées, d’autres, visiblement chargés de missions urgentes, disparaissant aussitôt dans les entrailles de la vaste demeure. Au bout d’une heure, on nous avait servi du thé et des biscuits. Nous n’échangions que de rares paroles, épuisés par le long trajet, songeant qu’on pouvait venir nous chercher à n’importe quel instant.
La convocation arriva enfin, vers minuit et quart.
Malgré mes nouvelles courbatures, je me remis sur mes pieds pour suivre en boitillant un guide inconnu, sans que mes deux compagnons fissent mine de venir. J’avais l’impression de devoir me dépêcher afin de ne pas retarder le Premier ministre, même si personne ne me le demandait.
Après avoir traversé le vestibule, nous parcourûmes un petit couloir obscur, puis on m’introduisit dans une pièce meublée de quatre bureaux chargés de grosses machines à écrire, derrière deux desquelles s’activaient des secrétaires. Le décor était austère : plancher nu, pas de rideaux, hormis bien sûr ceux du black-out, ampoules à la lumière crue, multitude de classeurs, de téléphones, de corbeilles à courrier, fils rampants, papiers omniprésents. On me pria à nouveau de patienter, pendant que les deux employées poursuivaient leur travail sans me prêter la moindre attention. D’après la pendule accrochée au-dessus du battant, il était minuit vingt.
« Le Premier ministre va vous recevoir », m’annonça enfin l’homme qui était venu me chercher dans la salle d’attente en m’ouvrant une autre porte. Comme je la franchissais en boitant, il ajouta : « Le colonel J.L. Sawyer, monsieur Churchill. »
Par contraste avec la pièce voisine, aux ampoules nues éclatantes, la salle dans laquelle je pénétrais me sembla d’abord obscure. Seul le bureau central était éclairé, par deux lampes basses disposées à ses extrémités. La clarté qui se réfléchissait sur les papiers me révéla le célèbre Winston Churchill, penché sur son travail, enveloppé d’une brume à l’odeur de cigare. Au lieu de lever la tête à mon approche douloureuse, il continua à parcourir une liasse de feuilles, un gros stylo plume dans une main, un cigare dans l’autre. Un gobelet en verre taillé presque vide brillait à la lumière – près d’un flacon de whisky et d’une carafe d’eau. M. Churchill, des lunettes en demi-lune sur le nez, lisait vite, ne s’interrompant que pour apposer ses initiales au bas de chaque page, avant de la tourner de la main au stylo. Sur la dernière, il traça quelques mots puis signa.
Enfin, jetant la liasse dans une corbeille en fil de fer débordante posée sous une des lampes, il en prit une autre dans sa valise diplomatique.
« Monsieur Sawyer », lança-t-il en me regardant par-dessus ses lunettes. Quoique je fusse arrivé près de lui, je me demandai s’il me voyait nettement, dans la quasi-obscurité. « J.L. Sawyer. Vous êtes Jack, n’est-ce pas ?
— Oui, monsieur.
— Pas l’autre.
— Vous voulez dire mon frère, monsieur Churchill ?
— Oui. Que lui est-il arrivé ? Mes services vous ont confondus un certain temps.
— Mon frère est mort. Il a été tué l’an dernier, pendant les premières semaines du Blitz. »
Le Premier ministre parut sidéré de la réponse.
« Je n’en avais pas été informé. C’est terrible. Il n’y a pas de mots justes, dans ces cas-là, mais permettez-moi de vous dire que je suis bouleversé. Je vous présente mes plus sincères condoléances. » Il me regarda droit dans les yeux, muet, comme réellement incapable de trouver ses mots, puis, posant son stylo, il reprit : « La guerre… cette saleté de guerre.
— Voilà des mois que Joe est mort, monsieur.
— Peu importe. » Il secoua légèrement la tête, les mains à plat sur le bureau. « Je vais vous dire pourquoi j’ai demandé à vous voir. J’ai besoin d’un aide de camp de la RAF, et on m’a proposé votre nom. Vous n’aurez pas grand-chose à faire, au début, mais peut-être aurai-je une mission plus intéressante à vous proposer d’ici un moment. Pour l’instant, je vous demanderai où que nous allions de vous tenir derrière moi, bien visible, sans ouvrir la bouche. Vous êtes capable de marcher, n’est-ce pas ?
— Oui, monsieur.
— Le personnel ici présent vous remettra les laissez-passer nécessaires. Rendez-vous à l’Amirauté demain matin, à la première heure, s’il vous plaît.
— Oui, monsieur », répétai-je.
Il s’était remis à parcourir ses papiers, pendant que son stylo se déplaçait régulièrement dans la marge. Quelques secondes d’incertitude me furent nécessaires pour comprendre que l’entretien avait pris fin. Je pivotai, douloureusement, puis me dirigeai vers la porte aussi vite que possible.
« Colonel Sawyer ! »
Je m’arrêtai pour jeter un coup d’œil en arrière. Le Premier ministre avait reposé son stylo. Assis bien droit derrière son bureau, il versa du whisky et de l’eau dans son verre – davantage du premier que de la seconde.
« Il paraît que votre frère et vous êtes allés aux jeux Olympiques de Berlin, où vous avez remporté une médaille.
— La médaille de bronze, en effet. Au deux de couple, en aviron.
— Bravo. Il paraît aussi qu’ensuite, vous avez été présentés à Rudolf Hess.
— J’ai fait sa connaissance, c’est vrai.
— Seul ou avec votre frère ?
— Seul, monsieur.
— Votre frère l’a-t-il jamais rencontré ?
— Un court instant. C’est Hess qui nous a remis nos médailles lors de la cérémonie.
— Mais j’ai cru comprendre que vous avez passé un moment en sa compagnie par la suite. Vous êtes-vous fait une idée de l’homme ?
— C’était il y a des années, monsieur Churchill. J’ai vu M. Hess à une réception de l’ambassade britannique. Nous ne nous sommes pas entretenus bien longtemps, mais je ne dirais pas qu’il m’était antipathique.
— Je ne vous ai pas demandé si vous le trouviez sympathique. Il paraît que vous parlez parfaitement allemand et que vous avez eu une longue discussion avec lui. Quelle opinion vous a-t-il inspirée ? »
Je pris le temps de réfléchir, car après cette soirée berlinoise depuis longtemps enfuie, je n’avais guère repensé à l’incident. Des événements plus importants, plus intéressants avaient suivi.
M. Churchill but une petite gorgée de whisky sans me quitter des yeux.
« Il se conduisait en homme ivre, alors qu’il ne buvait pas, dis-je enfin. J’en suis arrivé à la conclusion qu’il avait l’habitude d’obtenir ce qu’il voulait en faisant peur aux gens. Il se trouvait avec un groupe de nazis, devant lesquels il se pavanait. Il me serait difficile de dire ce que j’ai vraiment appris sur lui.
— Très bien. Vous le reconnaîtriez, en le revoyant ?
— Oui. Jamais je ne l’oublierai.
— Parfait. Voilà qui pourrait s’avérer sans prix. Vous le savez peut-être, Herr Hess a gagné une certaine célébrité, ces dernières semaines. »
Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il voulait dire par là. Apparemment, l’arrivée de Hess en Écosse avait été éclipsée par d’autres événements : apprendre que les Allemands désiraient la paix m’avait sidéré, mais après la première flambée d’intérêt, les journaux n’avaient pas donné suite et la radio n’avait plus parlé du dignitaire allemand. Quant aux patients avec qui j’en avais discuté, à la maison de repos, ils n’en savaient pas plus que moi.
M. Churchill reposa son verre, reprit son stylo et retourna à ses papiers. J’attendis quelques secondes, mais de toute évidence, il en avait terminé avec moi. J’ouvris la porte dans mon dos pour regagner le bureau des secrétaires. L’une d’elles m’attendait. Elle me remit une chemise contenant plusieurs cartes et documents puis m’expliqua de quoi il s’agissait, où les signer, quand les montrer.
Quelques minutes plus tard, je retrouvais le colonel Dodman et M. Strathy, avec qui je regagnais la voiture, qui nous attendait dans l’allée gravillonnée. La conductrice dormait, recroquevillée sur le volant.
15
Joe conserva un silence tendu pendant que nous quittions Berlin. Il regardait sans arrêt dans le rétroviseur et sursautait nerveusement chaque fois qu’un autre véhicule nous rattrapait. Je lui demandai bien sûr ce qui se passait, mais il ne me répondit pas plus que la fois précédente.
Alors que nous laissions derrière nous l’immense étendue de la ville pour nous engager dans la campagne obscure encadrant l’autobahn, un choc assourdi retentit à l’arrière de la camionnette. Ça ressemblait fort à un problème mécanique, mais lorsque j’en fis la remarque, Joe haussa les épaules.
« Laisse tomber, tu veux ? » dit-il d’un ton sec.
Quelques minutes plus tard, nous approchions d’un carrefour, où une pancarte indiquait la direction d’un endroit appelé Kremmen. Joe jeta un énième coup d’œil dans le rétroviseur – pas la moindre circulation – puis ralentit. Quittant l’autobahn, il emprunta une route étroite à travers une campagne vallonnée, très boisée. Au bout de deux ou trois minutes, apparut un petit chemin dans lequel il s’engagea, avant de couper le moteur puis d’éteindre les phares.
« Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je dans le silence soudain.
— Par moments, je me demande si tu n’es pas aveugle. Tu ne vois même pas ce qui se produit juste sous ton nez Allez, viens me donner un coup de main. »
À l’extérieur, la nuit était presque totale, sous les frondaisons qui arrêtaient la faible clarté crépusculaire. Pas un bruit de moteur, pas une lumière d’habitation, pas trace de quoi que ce fût où que ce fût. Une chaude odeur de sapin nous enveloppait, des branches s’entrechoquaient en douceur au-dessus de nous, animées par la brise qui s’infiltrait dans la forêt, des aiguilles séchées craquaient sous nos pieds. Joe ouvrit la double porte arrière de la camionnette, où il chercha quelque chose à tâtons. Lorsque enfin il eut trouvé notre torche, il l’alluma puis me la passa.
« Tiens-moi ça bien droit. »
Plié en deux, il grimpa dans le compartiment à bagages, tous empilés du même côté, et entreprit de les écarter. Il semblait y en avoir bien davantage que lors du voyage aller.
« Par ici ! me lança Joe, agacé, en agitant la main. Ne la dirige pas vers moi. »
Sur le plancher de la camionnette, derrière les tas de caisses et de sacs, avait été étalé un matelas. Une grande planche, appuyée contre la paroi à quarante-cinq degrés, délimitait un petit espace triangulaire dont il constituait la base. Comme Joe, à genoux, retirait la planche, je m’aperçus que quelqu’un était allongé dessous. La silhouette lâcha en allemand une exclamation sonore, accompagnée d’un geste irrité, avant de repousser dès que possible son toit de fortune pour s’asseoir.
C’était une jeune femme, mais la faible clarté qui parvenait jusqu’à elle ne me permettait pas de distinguer ses traits. Joe lui prit les mains pour l’aider à sortir. Dès que la torche l’éclaira vraiment, je compris qu’il s’agissait de Birgit, la fille des Sattmann.
Lorsque mon frère voulut l’enlacer, elle le repoussa avec colère.
« [Pourquoi t’a-t-il fallu aussi longtemps ?] s’écria-t-elle. [Voilà des heures que je suis enfermée ! Je ne pouvais pas bouger ni respirer, et je meurs de soif !]
— [Je me suis arrêté dès que ça m’a semblé sans danger], répondit Joe. [Il a bien fallu que je l’attende.] »
Il me montrait du pouce. L’impatience dont il avait fait preuve un peu plus tôt s’expliquait enfin, mais il subsistait bien d’autres points d’interrogation criants. Une scène bruyante se joua quelques minutes dans l’obscurité entretenue par les arbres, Birgit furieuse, Joe sur la défensive, et moi complètement perdu, incapable d’obtenir la moindre réponse au chapelet de questions qui me semblaient nécessaires.
L’apparition inattendue de Birgit provoquait en moi une explosion d’émotions que je ne pouvais expliquer à mon frère. Comme nous n’avions jamais parlé d’elle, je m’imaginais qu’elle ne l’intéressait pas – en partie parce que cela m’arrangeait. Quant à moi, je pensais à Birgit en permanence depuis notre arrivée à Berlin. C’était la plus belle fille que j’avais jamais vue. Sa vivacité, sa drôlerie m’avaient conquis, éveillant en moi des fantasmes passionnés que j’avais repoussés à contrecœur. Lorsqu’elle jouait du violon, absorbée par la musique, j’en devenais tout simplement gaga. J’avais réussi à avoir quelques courtes conversations avec elle, mais nous nous étions vus pour l’essentiel durant les repas, en famille. Il m’avait alors été impossible d’en détourner le regard. Sa beauté, son rire, son intelligence pleine de sensibilité me ravissaient. Quand je quittais l’appartement de la Goethestrasse, c’était tout juste si j’osais l’évoquer, dans la violence des sentiments qu’elle m’inspirait, mais penser à autre chose m’était difficile.
La situation finit par se calmer. Mes yeux s’habituaient lentement à l’obscurité, qui se faisait moins profonde autour de nous. Je distinguais à présent Joe et Birgit, appuyés côte à côte à la camionnette.
« Ça te dérangerait beaucoup de m’expliquer ce qui se passe, Joe ? demandai-je.
— [Parle allemand, que Birgit comprenne.]
— Elle parle assez bien anglais, répondis-je, morose.
— [On est toujours chez elle. Autant lui faciliter les choses.]
— [D’accord. Qu’est-ce qui se passe ?]
— [Birgit nous accompagne en Angleterre. Il faut qu’elle quitte l’Allemagne le plus vite possible.]
— [Pourquoi ?]
— [Qu’est-ce que je te disais ?] lança-t-il à la jeune fille. [Les gens comme JL n’ont pas la moindre idée de ce que Hitler fait subir aux Juifs, en Allemagne.]
— [Ne prends pas tes airs supérieurs], protestai-je, piqué au vif par la remarque, mais plus encore par la manière dont il cherchait à me rapetisser aux yeux de Birgit. [Je suis capable de lire les journaux, moi aussi.]
— [C’est vrai, mais tu ne réfléchis pas à ce que tu lis.]
— [Comment peux-tu dire une chose pareille ? Si ça te préoccupait tellement, tu ne serais pas venu participer aux Jeux.]
— [Je n’ai pas pu t’en parler avant], déclara-t-il avec calme. [Je voulais te demander de ne pas venir, mais après tout notre entraînement, je n’étais pas sûr que tu serais prêt à entendre, et je ne savais pas trop ce que je pourrais bien dire pour te convaincre. N’empêche que j’avais envie d’en discuter avec toi. Jusqu’à ce que maman m’explique ce qu’il en était de Birgit et de la situation désespérée des Juifs, à Berlin. Elle m’a dit qu’elle aurait vraiment voulu aider les Sattmann. Hannah Sattmann et elle sont amies d’enfance, tu sais. Enfin bref, si je suis venu, ce n’était pas tant pour les Jeux que pour essayer de faire sortir Birgit d’Allemagne.]
— [Il a raison en ce qui concerne la situation, JL], intervint la jeune fille, dont le regard oscillait entre nous. [Tu ne peux pas savoir ce que nous avons vécu. Toi non plus d’ailleurs, Joe. Pas plus qu’aucun des étrangers venus assister aux Jeux. Les nazis ont décroché leurs bannières, effacé leurs slogans des murs, permis la réouverture des magasins et des restaurants juifs pour persuader les visiteurs que les persécutions dont ils avaient entendu parler n’existaient pas. Aussitôt les Jeux terminés, ils recommenceront à s’en prendre à nous.] »
Elle déglutit puis se tut. Malgré l’obscurité, je vis qu’elle se pressait les mains sur les yeux. Joe se pencha vers elle, sans doute pour la consoler, mais elle le repoussa, s’écarta de la camionnette et s’enfonça dans la nuit plus profonde, sous les arbres. Elle pleurait.
Malgré mon envie de me précipiter vers elle, de la serrer dans mes bras pour la réconforter, les dernières minutes m’avaient fait comprendre que je ne savais rien d’elle ni de sa vie. D’ailleurs, je ne savais rien non plus de ce que les nazis avaient fait aux Juifs en Allemagne.
Là encore, l’époque dont je parle semble terriblement lointaine. Les révélations de l’après-guerre menacent l’exactitude de mes souvenirs, en particulier la fiabilité des émotions que je me rappelle. Nous étions en 1936. Les camps de concentration et d’extermination, les Einsatzgruppen de Himmler, les expériences médicales monstrueuses, le travail forcé et la famine, les chambres à gaz, tout cela était encore à des années de nous. Il serait facile d’affirmer que Joe et moi ne pouvions rien savoir des persécutions croissantes, mais même si nous avions eu la chance ou la malchance d’entrevoir l’avenir, qui aurait cru que les choses en arriveraient à un tel point ?
Pourtant, les indices ne manquaient pas, crûment exposés dans les discours de Hitler, à portée de quiconque voulait bien se donner la peine de les interpréter. Rudolf Hess ne valait pas mieux, même s’il était alors moins connu à l’étranger. Hitler a annoncé les lois de Nuremberg – les mesures qui privaient les Juifs de leurs droits civils, légaux et humanitaires –, dont Birgit commençait à nous parler, mais c’est Hess qui les a promulguées, c’est lui qui a signé les ordres.
Bien sûr, Joe et moi étions jeunes, nous venions d’un milieu protégé, et le sport constituait notre centre d’intérêt principal. Peut-être étais-je plus naïf que lui, mais nous l’étions tous les deux. Et cela n’avait rien d’exceptionnel. Même les gens censément plus avisés, les politiciens et diplomates des démocraties occidentales, n’ont visiblement pas saisi l’énormité de ce qui se passait en Allemagne. Peut-être en soupçonnaient-ils plus qu’ils ne l’admettaient, mais ils ont bien dit par la suite que tel n’était pas le cas. À leur décharge, il faut reconnaître que rien de semblable ne s’était jamais produit, en tout cas à pareille échelle : il était donc plus facile de croire autre chose, d’espérer mieux. Quoi qu’il en soit, les quelques minutes passées dans la forêt silencieuse ont symbolisé le début de mon éducation.
Je m’assis sur le tapis d’aiguilles de pin, à l’écart des deux autres, persuadé que ma présence ajoutait encore à leur agitation. J’avais au moins conscience de mes sentiments et désirs turbulents, qui risquaient de me pousser à des paroles ou des actes que je regretterais aussitôt. Les silhouettes sombres indistinctes de mes compagnons se dessinaient sur l’arrière-plan de la camionnette blanche. Birgit sanglotait tout bas ; Joe lui parlait. Soit je n’entendais pas ce qu’ils disaient, soit je leur avais fermé mon esprit. Peu à peu, la jeune fille se calmait.
Au bout d’un moment, je grimpai dans le compartiment arrière chercher le réchaud de pique-nique Primus que Joe et moi avions apporté d’Angleterre, je l’installai, non sans difficulté, puis je fis chauffer de l’eau du bidon pour préparer du café très fort, comme l’aimaient les Allemands. Birgit sirota le breuvage brûlant assise sur le plancher de la camionnette, entre les portières ouvertes, la tasse au creux des mains, pendant que Joe et moi restions debout devant elle.
Il m’expliqua leur plan. En anglais.
« Birgit n’a ni argent ni passeport ni aucuns papiers. En Allemagne, les Juifs n’ont plus rien. Elle n’a pas non plus le droit de voyager. Si les autorités la trouvent en notre compagnie, ça nous vaudra les pires ennuis. Mais à notre avis à tous les deux, on n’aura pas de problème pour quitter le pays. Ses parents ont appris qu’un bateau suédois part demain de Hambourg à destination de l’Angleterre. En roulant toute la nuit, on arrivera à temps pour le prendre.
— Et si on le rate ?
— Les choses risquent de se compliquer. D’après le docteur Sattmann, dans ce cas-là, on ferait mieux d’essayer de traverser la frontière danoise pour tenter notre chance au Danemark, mais rien ne dit qu’on y arrivera.
— Mon Dieu, Joe, dans quel pétrin nous as-tu fourrés ?
— Il faut emmener Birgit en Angleterre. Elle n’est plus en sécurité à Berlin.
— Et ses parents ?
— Ils sont dans la même situation, évidemment. Eux aussi veulent quitter l’Allemagne. Des amis berlinois les ont prévenus que s’ils essayaient en famille, ils seraient sans doute arrêtés à la frontière. Voilà pourquoi Birgit vient avec nous. Dès qu’elle sera en sécurité en Angleterre, ils partiront séparément pour la Suisse, où le père d’Hannah a placé un peu d’argent. Avec de la chance, ils passeront de Suisse en France, puis de là en Angleterre. Peut-être même s’en iront-ils la semaine prochaine. Personne ne sait au juste ce qui va arriver aux Juifs après le week-end, à la fin des Jeux.
— Birgit ne serait pas plus en sécurité avec ses parents ?
— Non. Il paraît que d’autres familles de Juifs allemands se sont fait prendre en essayant de s’enfuir. »
Nous étions donc engagés dans une tentative désespérée, sans garde-fou sinon les plus élémentaires. Joe et moi décidâmes que Birgit pouvait voyager à l’avant de la camionnette tant qu’il faisait nuit et qu’il n’y avait pas de frontière à traverser. Avant l’arrivée à Hambourg, elle regagnerait sa cachette, où elle resterait jusqu’à l’embarquement puis à la sortie des eaux territoriales allemandes.
Le temps passait. Il fallait aller le plus loin possible durant la courte nuit d’été. Je proposai de prendre le premier tour dans le compartiment à bagages exigu, où je m’allongeai sur le matelas, après avoir repoussé la planche qui le surmontait. Malgré l’inconfort du réduit, la somnolence finit par s’emparer de moi.
Passé minuit, Joe trouva sur une route secondaire un autre endroit où faire une courte pause. Lui et moi changeâmes de place. J’en fus ravi, car mon emprisonnement à l’arrière bruyant et tressautant de la camionnette m’avait valu de bonnes courbatures. Birgit se blottit à ma gauche sur le siège du passager, les genoux ramenés contre la poitrine. Sans un mot, je fis demi-tour pour regagner l’autobahn. Le moteur me semblait plus brusque, plus criard qu’auparavant. Chaque changement de vitesse faisait frissonner le véhicule tout entier.
De retour sur la grand-route moderne, je pris une allure de croisière qui nécessitait peu de ces changements perturbateurs. Ainsi, peut-être Joe, muet dans son réduit, parviendrait-il à dormir. J’aurais aimé discuter avec Birgit, profiter au maximum de notre intimité momentanée, mais malgré le bruit et les vibrations, on entendait du compartiment à bagages tout ce que racontaient les gens installés à l’avant.
Chaque fois que je croisais un autre véhicule, je profitais de l’éclat fugace de ses phares pour jeter un coup d’œil à ma voisine.
Parfaitement éveillée, elle regardait la nuit droit devant elle. Impossible de deviner à quoi elle pensait. Au bout d’un moment, elle changea de position, se contorsionnant pour allonger les jambes vers sa portière, ce qui amena sa tête et ses épaules plus près des miennes. Lorsque nous croisâmes la voiture suivante, qui filait en rugissant sur l’autobahn, le coup d’œil que je lui lançai m’apprit qu’elle me regardait à présent. Le silence n’en persista pas moins entre nous. Sans parler de Joe, éveillé ou endormi à quelques centimètres de là, Birgit avait l’art de me rendre idiot, maladroit, de me faire penser et dire les choses les plus stupides, les plus impétueuses. Je vivais une nuit cruciale de mon existence qu’il ne fallait pas gâcher en racontant n’importe quoi. Voilà pourquoi je préférais rester muet. Mes sens s’étiraient vers la jeune fille. Je percevais son moindre mouvement, son plus petit bruit. Je m’imaginais sentir la chaleur de son visage malgré la courte distance qui nous séparait, recueillir sur une joue la tiédeur émise par la sienne. Si seulement elle avait pris la parole – que je puisse lui répondre –, ou même lâché un simple grognement, une onomatopée quasi involontaire ; si seulement quelque chose, n’importe quoi, avait suscité chez elle une réaction à laquelle je puisse à mon tour réagir. Mais elle aussi restait muette. Je conduisais, ne pensant qu’à elle, affolé par sa présence silencieuse, commençant pourtant à jouir de la situation. La monotonie de la grand-route quasi déserte me permettait de me raconter que Birgit et moi étions seuls dans la camionnette, que Joe n’était plus là avec nous, qu’elle et moi partions ensemble à travers la chaude nuit européenne vers un destin romantique.
Je me mis à attendre avec impatience les rares véhicules qui apparaissaient au loin puis nous croisaient dans la lumière de leurs phares. Chaque fois, en me tournant vers Birgit, je découvrais qu’elle me regardait. Ses yeux calmes, sérieux cherchaient les miens pour me délivrer un message muet.
Les quelques heures d’obscurité s’écoulèrent lentement, puis les nuages se mirent à luire, très bas à l’horizon oriental. Birgit prit conscience de l’approche de l’aube en même temps que moi, comme si elle comprenait que l’intimité de la nuit allait disparaître avec le jour. Se penchant encore plus vers moi, elle posa la main sur la mienne, qui tenait le volant.
« Je suis vraiment très heureuse d’être là avec Joe et toi, JL », me dit-elle en anglais.
Pour toute réponse, je lui souris, peu désireux de parler et d’ainsi susciter une réaction de Joe, invisible derrière moi. Je n’avais plus besoin des phares des voitures pour la voir. Elle souriait. Le coup d’œil rapide mais entendu qu’elle jeta vers la cachette de mon frère semblait acquiescer à ce que j’éprouvais, moi qui ne voulais pas le voir participer à l’aventure.
Birgit ne me retira pas sa main. Je continuai à conduire droit vers Hambourg le plus régulièrement possible, savourant chaque seconde d’intimité avec la plus belle jeune fille du monde. Lentement, le matin arrivait.
16
À six heures trente, on vint me réveiller, dans ma chambre du carré des officiers, à la RAF de Northolt. Je n’avais pas dormi trois heures, mais je me forçai à me lever, titubant par manque de sommeil, luttant contre l’envie irrésistible de rester couché quelques minutes de plus. Je me douchai, me rasai, m’habillai maladroitement. Les objets m’échappaient. Je bâillais, courbatu de fatigue, la jambe douloureuse. Le petit déjeuner standard de la RAF pour les officiers au repos me fut proposé : autant de toasts que j’en voulais, couverts du magma jaune répugnant qu’on appelait du beurre, malgré son goût de poisson et sa réputation – on le prétendait fabriqué avec les déchets raffinés des chalutiers.
Une voiture m’attendait déjà à l’extérieur : une grosse Riley noire, aux portières ornées de la couronne de la Chambre des communes. Une conductrice de la WAAF – pas celle de la veille – se tenait près du véhicule, côté passager. À mon approche, elle se mit au garde-à-vous, salua avec élégance puis m’ouvrit la portière. Il s’était mis à pleuvoir : une bruine chaude mais déprimante, qui glissait d’un ciel de plomb jusque sur les routes et les toits.
La jeune femme prit rapidement vers le centre de Londres, négociant en experte la circulation réduite.
C’était la première fois que je revoyais la capitale depuis le début de 1940, où j’y avais passé un week-end de permission avec quelques collègues officiers de l’escadrille 105. Nous avions consacré deux nuits à écumer les pubs et les boîtes de nuit du West End pour nous distraire des horreurs indescriptibles de la guerre – voilà comment nous voyions la situation de l’époque. Ce qui suivrait quelques semaines plus tard était aussi inimaginable pour nous que pour n’importe qui d’autre. Après l’invasion de la France et des Pays-Bas, les Allemands déménageraient leurs escadrilles de bombardiers à peu de distance des côtes anglaises. La moindre ville britannique se trouverait brusquement à leur portée. Pour la population, la guerre changerait soudain, les escarmouches inquiétantes quoique lointaines cédant la place à une bataille dans laquelle elle occuperait la première ligne. Le Blitz commencerait la première semaine de septembre 1940 puis se poursuivrait sans répit huit mois durant. Londres en serait la première victime, mais presque toutes les cités de province seraient attaquées à un moment ou à un autre. Dès novembre, les pertes parmi les civils et les équipes de secours se chiffreraient par milliers. Mon frère Joe en ferait partie. Il mourrait à Londres, dans son ambulance de la Croix-Rouge, touchée de plein fouet par une bombe. Malgré les mois écoulés, je ne m’étais toujours pas remis du choc causé par sa disparition.
Aujourd’hui, pour la première fois depuis le début du Blitz, je regagnais la capitale. L’étendue et l’importance des destructions m’horrifièrent. Le moindre citoyen savait que la métropole avait beaucoup souffert pendant l’hiver. Même si tous les articles de journaux étaient soumis à l’approbation gouvernementale – il fallait éviter de renseigner l’ennemi ou de le satisfaire –, la presse donnait une idée assez claire de ce qui se passait. Les nouvelles hebdomadaires diffusées dans les cinémas n’étaient que flammes, fumée, immeubles éventrés, effondrés, lances d’incendie serpentant dans les rues, torrents d’eau déversés sur des brasiers.
Voir les dégâts de mes yeux ne m’en secoua pas moins. Le long de Western Avenue, se succédaient des rues aux maisons réduites en débris, à la chaussée bordée de montagnes de briques cassées et de plâtre, de poutres brisées et de bois charbonneux, élevées par les bulldozers. À Acton, une rue entière avait été détruite : il n’en restait qu’une mer onduleuse, hérissée de briques abîmées et autres gravats. Même dans les quartiers par ailleurs épargnés, on ne voyait pas une vitre intacte. Une puanteur pénétrante régnait – égouts, fumée, craie, pétrole, suie, gaz de ville. Les cratères des explosions s’ouvraient par endroits jusque dans la rue principale, où des ouvriers creusaient pour réparer les conduites d’eau, de gaz, les lignes électriques, téléphoniques ou les égouts. Les obstacles s’enchaînaient, nous retardaient. À certains endroits, les dommages étaient plus importants ; les immeubles bombardés, en attente de démolition, penchaient dangereusement ; des pancartes d’avertissement posées par la police et des palissades érigées à la hâte empêchaient les piétons de s’aventurer dans les zones dangereuses. Comme il bruinait toujours, des ruisselets boueux rayaient les vitres de la voiture ; des mares peu profondes inondaient par endroits chaussée et trottoirs.
Un gros camion bouchant la rue, il fallut nous arrêter. Accompagné d’une équipe d’ouvriers, il reculait lentement dans une zone bombardée offrant une vision sinistre : briques et tuyaux cassés plongés dans des flaques boueuses, crasse du bois brûlé, aperçus de meubles et d’objets personnels brisés ou écrasés, restes pathétiques de tapisserie reconnaissables sur quelques murs encore debout. J’essayai de m’imaginer à quoi avait ressemblé le quartier avant guerre, avec ses habitants inoffensifs, ordinaires, très occupés à vivre leur vie, à s’inquiéter pour leur compte en banque, leur travail, leurs enfants, sans penser une seconde au pire : une nuit, leur foyer et tous ceux qui l’entouraient seraient soufflés par les explosions ou incendiés par les bombes au phosphore.
J’essayai aussi de m’imaginer ce que ces gens pensaient des hommes qui avaient détruit leurs maisons, les pilotes allemands qui attaquaient de nuit. La fureur, la frustration devant l’impossibilité de riposter.
Cette pensée me fit horreur. La presse populaire décrivait les équipages de la Luftwaffe comme des fanatiques nazis, des Huns, des Boches, formules consacrées pour désigner un ennemi incompréhensible, mais le bon sens me soufflait que les aviateurs allemands n’étaient sans doute pas très différents de mes jeunes coéquipiers et de moi-même. Nos propres raids sur Brème. Hambourg, Berlin, Kiel, Cologne ressemblaient fort à ceux qui avaient conduit les intrus ici, à Acton ou à Shepherd’s Bush. Aujourd’hui, aux endroits où étaient tombées les bombes du A-Able, Hambourg regorgeait de tas de débris, de conduites d’eau crevées, d’enfants sans abri.
Il devait pourtant bien y avoir une différence. Les Allemands suscitaient la haine par leur manque de discernement. Leurs projectiles s’abattaient n’importe où. Les femmes et les enfants risquaient la mort autant que les militaires – plus, même, puisque les villes étaient peuplées de civils. Par contraste, on disait et on répétait que les aviateurs britanniques visaient avec soin, que leurs cibles étaient méticuleusement choisies parmi les installations stratégiques éloignées des centres civils.
La guerre se mène forcément à coups de mensonges. Je connaissais la déprimante réalité des raids de la RAF. J’avais fait l’expérience directe de l’impossibilité de viser avec précision des lieux voilés de brume ou de fumée. Je me rappelais trop bien l’incapacité de l’équipage à trouver dans le noir la ville choisie, sans parler de la cible précise : centrale électrique, camp militaire, usine d’armement. J’avais essayé de traverser les tirs des batteries antiaériennes en gardant mon calme, l’oreille tendue aux réactions terrifiées de mes coéquipiers. Je savais que nous larguions parfois nos bombes trop tôt, en pleine panique, que nous les larguions parfois sous le coup de la frustration, lorsque nous n’avions pas repéré notre cible, parce que nous préférions les larguer sur n’importe quoi d’allemand – y compris un champ – plutôt que de rentrer chez nous avec un plein chargement d’armes inutilisées.
Les faubourgs s’achevaient : la voiture dépassait le stade de White City, prenait au sud en direction de Holland Park et des quartiers du centre les plus proches de la Tamise. La nature des dommages se modifia visiblement. Alors que dans les faubourgs, on ne s’était pas donné trop de mal pour déblayer les décombres, le cœur de Londres, où s’étaient concentrées plusieurs attaques, avait bénéficié d’attentions particulières. Aux endroits les plus atteints, des trous déparaient les rangées d’immeubles, mais la chaussée avait été refaite, les cratères comblés. Partout, des sacs de sable protégeaient les entrées, du ruban adhésif censé retenir les débris de verre couvrait les fenêtres, le chemin des abris antiaériens les plus proches figurait sur les murs ou les affiches collées dans les vitrines.
Certains aspects de la vie londonienne n’avaient cependant pas changé : les autobus rouges à impériale étaient toujours là, de même que les taxis. S’ils n’avaient pas constitué l’essentiel de la circulation, on aurait pu croire par moments Londres immuable, malgré la guerre. Simple illusion, bien sûr : à peine s’était-on persuadé de contempler une zone épargnée qu’en tournant à un coin de rue, on tombait sur une ruine noircie, un alignement rompu, une façade en bois construite à la va-vite pour dissimuler un spectacle de désolation. L’ampleur des dégâts était saisissante : ils s’étendaient, kilomètre après kilomètre, affectant semblait-il le moindre quartier de la métropole.
Je me rappelai dans un sursaut de culpabilité la nuit où on nous avait envoyés bombarder Munster. Dissimulée par les nuages, la ville s’était avérée difficile à trouver puis, à la faveur d’une trouée, nous l’avions enfin localisée. Comme le carburant n’allait pas tarder à manquer, nous avions largué nos bombes à l’aveuglette, à travers une couverture nuageuse de dix dixièmes. Où étaient-elles tombées ? Qu’avaient-elles détruit ? Quelles vies avaient-elles modifiées à jamais ?
Après avoir traversé Hyde Park, la voiture longea Constitution Hill, dépassant le palais de Buckingham, presque méconnaissable derrière les montagnes de sacs de sable entassés devant la moindre porte ou fenêtre. Green Park offrait sur notre gauche une vision étrange : la majeure partie de l’espace dégagé avait été labourée puis plantée de légumes, au milieu desquels se dressaient des batteries antiaériennes ou des treuils, nécessaires aux multitudes de ballons de barrage argentés qui flottaient près de deux cents mètres au-dessus des arbres.
D’autres batteries antiaériennes encadraient le Mall, le museau pointé à travers le feuillage estival. La Riley avançait à présent en solitaire, rien ni personne ne la ralentissant plus, ce qui me fit comprendre qu’elle venait d’entrer dans une zone fermée à la circulation normale déjà, mon nouveau statut – aide de camp de Churchill – me permettait d’aller à des endroits, de voir des gens dont je n’aurais osé rêver deux jours plus tôt.
L’Amirauté fait partie de la grande arche qui sépare le Mall de Trafalgar Square. Ses bureaux fournissaient au Premier ministre un Q.G. londonien plus adapté à la conduite de la guerre que les locaux exigus de Downing Street, tout proches. La conductrice de la WAAF arrêta la voiture près de l’entrée de service, dans la vaste étendue de Horse Guards Parade. En temps de paix, on y commémorait en grande pompe certains événements d’importance nationale, mais à cause du conflit, ce n’était plus qu’un énorme dépôt de véhicules et de fournitures militaires, encombré de préfabriqués. Juste à côté, parmi les arbres de St James’s Park, se dessinait l’inévitable nid de batteries antiaériennes.
Je boitillai vers la seule entrée visible depuis la Riley en me demandant ce que j’étais censé faire et à qui me présenter. Mes ordres consistaient juste à me trouver là à l’heure dite. Toutefois, à peine arrivais-je en vue de la porte qu’un adjudant-chef sortait au pas m’accueillir – garde-à-vous, salut. Après avoir rapidement vérifié mon identité, il m’entraîna jusqu’à une pièce toute proche où attendaient déjà quelques civils en costume et chapeau melon – sans doute des fonctionnaires –, deux policiers âgés et deux officiers d’active : un capitaine sous-marinier de la Royal Navy et un colonel de la Brigade of Guards. Tout ce petit monde me fit un accueil cordial, pendant qu’on m’offrait une tasse de thé pour m’aider à patienter.
Vers huit heures et demie, le bruit enfla dans le corridor. Un flot de gens pressés passa devant la pièce. Quelques instants plus tard, sans la moindre cérémonie, la silhouette trapue de Winston Churchill apparut sur le seuil.
« Bonjour, messieurs, lança-t-il en vérifiant d’un coup d’œil circulaire que tout le monde était là. Finissons-en au plus vite : on me demande ailleurs cet après-midi, et je quitte Londres ce soir. »
Sur ce, il pivota d’un mouvement fluide et s’éloigna. Nous le suivîmes sans nous bousculer. Comme il ne s’était écoulé que quelques heures depuis mon passage à Chequers, j’avais pensé avant son arrivée que le Premier ministre me saluerait personnellement, voire qu’il mentionnerait la nuit très courte dont nous avions forcément dû nous contenter, mais c’était tout juste s’il m’avait jeté un coup d’œil. Pour un homme de son âge qui avait travaillé après minuit et qui ne pouvait avoir dormi plus de deux ou trois heures, puisqu’il se trouvait à Londres aussi tôt, il paraissait remarquablement dispos. Je ne l’avais vu auparavant qu’à la faible clarté de ses lampes de bureau ; à la lumière éclatante du matin, son visage familier de chérubin trahissait vigueur et sérénité.
À l’extérieur, attendait une file de trois voitures. Il se tenait près de la première, arborant le manteau et le chapeau noir bien connus, un gros double corona à la main, pas encore allumé. Comme tout le monde, il emportait un masque à gaz dans son étui – négligemment jeté sur l’épaule. Pendant que fonctionnaires et militaires se répartissaient entre les trois véhicules, il me fit signe.
« C’est votre première tournée en ma compagnie, il me semble, colonel ? Venez donc dans la voiture de tête, aujourd’hui. Vous y gagnerez une meilleure vision des choses. »
Je le suivis donc sur la banquette arrière où il s’installait. Un des fonctionnaires nous rejoignit, nous obligeant à nous serrer. Je coinçai ma canne entre mes genoux, exactement à la manière de M. Churchill, je le remarquai soudain.
Le convoi s’ébranla sans plus attendre, fit le tour de Horse Guards Parade puis passa sous l’arche de l’Amirauté pour gagner Trafalgar Square. Une nuée de pigeons se dispersa bruyamment devant les véhicules, qui partirent vers l’est.
Être assis, serré même, contre un homme d’État aussi célèbre, aussi puissant, sentir lorsque la voiture prenait un virage la chaleur de son torse et de sa jambe appuyés aux miens constituait pour moi une expérience extraordinaire. Les mains posées sur le pommeau de sa canne, le cigare entre les doigts, il regardait par la vitre, plongé dans ses pensées, la lèvre inférieure contractée par son habituelle expression obstinée.
Winston Churchill avait la réputation d’être bavard, et le silence devenait pesant – à mon avis. De quelles informations avait-il disposé, sur Joe et sur moi, pour que son personnel nous confondît avant cette convocation ?
Peu après leur mariage, fin 1936, Joe et Birgit s’étaient installés dans le nord de l’Angleterre. Ils avaient loué une maison dans les Pennines du Cheshire, près de Macclesfield, mais nous nous étions pratiquement perdus de vue dès que j’avais quitté l’université. Mon frère et moi nous étions retrouvés pour la dernière fois chez nos parents, à l’occasion d’une de mes permissions, la semaine du premier Noël de guerre. De violentes disputes nous avaient opposés, au point que j’avais quitté la maison furieux, poussé à bout par son attitude et ses opinions inflexibles, persuadé – à tort, je devais le découvrir plus tard – que mon père était d’accord avec lui.
Par la suite, nous ne nous étions ni revus ni reparlé : la guerre nous avait emportés, quoique de manière différente, plus évidente en ce qui me concernait, à la RAF. Début 1940, Joe avait demandé et obtenu le statut d’objecteur de conscience, puis il avait commencé à travailler pour la Croix-Rouge. Je regrettais amèrement que nous ne nous soyons pas réconciliés avant sa mort, mais le fait était là. Je ne savais pas grand-chose de ses derniers mois.
Notre cortège traversait à présent des zones très abîmées, où des immeubles incendiés se penchaient vers les rues, murs noircis par la fumée, fenêtres béantes. Le ciel apparaissait par éclairs à travers ces coquilles privées de toiture. Les bâtiments aussi endommagés ne subsistaient pas tous : la plupart avaient été démolis, les gravats emportés, ouvrant de nouvelles perspectives sur d’autres quartiers de la métropole. La cathédrale St Paul était toujours là, plus ou moins intacte, ayant de notoriété publique survécu aux pires nuits du Blitz, mais entourée d’hectares de terrain nivelé, de ruines et de débris entassés au bulldozer.
« La nuit dernière, vous avez parlé de mon frère Joseph, monsieur Churchill, finis-je par dire. Puis-je vous demander ce que vous saviez de lui avant sa mort ? »
Le Premier ministre resta un instant sans réaction, avant de pivoter vers moi.
« Désolé, colonel, mais je ne sais sur votre défunt frère que ce que je vous en ai dit.
— Vous m’avez laissé entendre que vous le connaissiez un peu. D’après vous, votre personnel nous confondait, lui et moi. »
Il se retourna vers sa fenêtre sans se donner la peine de me répondre.
Mon autre voisin, sans doute un membre de son personnel, prit brusquement la parole.
« Nous passons devant la Banque d’Angleterre, colonel Sawyer. Comme vous pouvez le constater, elle est intacte. De même que la résidence du lord maire. Vous allez voir que plus on approche des quais, pires sont les destructions. »
Je répondis par un hochement de tête poli. La déclaration du politicien avait piqué plus que satisfait ma curiosité. En fait, il ne m’avait rien dit de Joe durant notre brève entrevue.
« Est-ce votre première visite à Londres depuis le Blitz ? s’obstina le fonctionnaire.
— Oui… oui, en effet.
— Vous devez être horrifié, il me semble vous avoir entendu dire que votre frère avait été tué au combat ?
— Non, pas au combat, protestai-je distraitement. C’était un civil.
— Je suis navré. Mon frère à moi est dans la Royal Navy, vous savez. Il commande un destroyer des convois atlantiques. Un travail parfois pénible.
— Il paraît.
— Vous a-t-on déjà chargé de missions de liaison navale, colonel ? Mon frère a une très haute opinion de la RAF.
— Je ne dépends pas de la défense côtière. Je n’ai jamais collaboré avec la marine.
— Il faut que je vous recommande au commandant en chef des Western Approaches[6]. Un homme charmant. Je suis sûr qu’il serait enchanté de vous connaître. Regardez. » Il montrait du doigt, par-dessus mes genoux et ceux du Premier ministre, un champ de ruines lointain. « Le Tower Bridge est toujours là. Il sert de point de repère à la Luftwaffe, vous savez. Les pilotes trouvent les quais grâce au fleuve, et le pont leur permet de déterminer leur position. Ils pourraient le détruire, mais sans doute leur est-il plus utile en l’état. »
Le fonctionnaire continua à bavarder, me privant de la moindre opportunité d’insister auprès de l’homme d’État pour découvrir ce qu’il pouvait bien savoir de Joe.
Après la traversée de la City, les dommages devinrent encore plus flagrants. À un moment, la chaussée se réduisit à une seule file étroite sinuant entre deux immenses tas de gravats. Les agents de police en faction nous firent signe de circuler, saluant le Premier ministre au passage, puis nous traversâmes Mile End Road – le fonctionnaire se fit un plaisir de me la signaler –, avant d’emprunter une rue plus étroite qui descendait jusqu’au fleuve. Enfin, notre voiture s’arrêta en douceur, imitée par les deux autres.
Deux policiers en uniforme sortirent d’un bâtiment intact pour aider notre chauffeur à tirer en arrière la capote amovible puis à la plier dans son logement. La bruine, qui brouillait tout depuis les premières lueurs de l’aube, se posa sur nous.
Le ministre suivit l’opération avec calme. Lorsque le conducteur se réinstalla au volant, Winston Churchill se leva, s’accrocha à la longue poignée en métal montée à l’avant de notre compartiment, et pesa dessus de tout son poids.
« Messieurs, dit-il, il est d’usage que mes compagnons décident eux-mêmes de rester assis ou de se lever. Mais puisqu’il vous est impossible d’échapper au temps qu’il fait aujourd’hui, peut-être préférerez-vous le supporter en hommes, là-haut, avec moi. D’autant que sur de courtes distances, on est plutôt mieux installé debout. Vous verrez, colonel : il suffit de bien se tenir à la poignée pour ne pas perdre l’équilibre. »
Le fonctionnaire et moi nous levâmes, ce qui me permit de constater que la position était assez confortable, en effet. M. Churchill fouilla ses poches, mais mon autre voisin le prit de vitesse : il sortit une boîte d’allumettes, en gratta une puis la tint avec soin pour que le Premier ministre allumât son cigare.
Après en avoir tiré deux ou trois longues bouffées, le politicien le fit tourner dans sa bouche afin de l’humidifier. Enfin, il se déclara prêt. La voiture repartit à une quinzaine de kilomètres/heure.
Derrière nous, les autres membres de l’escorte s’étaient également levés dans leurs véhicules. Lentement, la petite procession s’enfonça dans la triche de maisons, d’entrepôts, d’installations portuaires dévastés.
À un carrefour, m’apparut un peu plus loin une grande tente du Women’s Voluntary Service[7] où on distribuait nourriture et boissons chaudes, entourée d’une foule importante. Toutefois, les gens les plus éloignés du chapiteau regardaient souvent dans notre direction. Visiblement, ils attendaient quelque chose. À l’instant où la voiture entra dans leur champ de vision, une immense acclamation jaillit, puis la moindre personne en vue se mit à agiter la main en braillant avec enthousiasme. Les occupants de la tente sortirent en courant se joindre aux spectateurs. Tout le monde nous faisait signe. Des drapeaux britanniques se dressaient çà et là. Le vacarme était inouï.
M. Churchill ôta aussitôt son chapeau, le brandit jovialement, leva son gros cigare. Les acclamations redoublèrent.
« Alors, on est démoralisés ? cria-t-il.
— NON ! »
La réponse avait jailli, immédiate.
« Bottez-leur les fesses, à ces Boches ! !
— On a le moral !
— Allez-y, monsieur Churchill !
— Montrez-leur ce qu’on a dans le ventre ! »
La voiture poursuivit son chemin à la même vitesse. Derrière la tente, attendait une foule moins importante, alertée par le bruit : à peine apparûmes-nous que l’agitation se répandit. M. Churchill agita son chapeau en souriant, rayonnant, tira sur son cigare de manière expressive.
« On a le moral ! lança-t-il.
— On a un sacré moral ! répondirent les Londoniens.
— Rendez-leur la monnaie de leur pièce !
— Donnez ce qu’il mérite à ce bon vieil Adolf !
— Vive le roi !
— Hourra !
— On est démoralisés ? » s’écria le Premier ministre en agitant son chapeau et en tirant sur son cigare.
Et ainsi de suite sur près de deux kilomètres, au milieu d’une foule contenue par des policiers diligents, apparemment tout aussi désireux de voir de leurs yeux l’illustre visiteur. Nous finîmes par atteindre une zone totalement détruite, où les bulldozers n’avaient même pas encore commencé le travail. On ne pouvait penser sans frémir que cette mer onduleuse, déchiquetée, de plaques de béton, de poutres brisées, de briques démantelées, de millions d’éclats de verre, ces ruines où s’étalaient de grandes flaques d’eau et où les mauvaises herbes pointaient déjà le bout de leur nez, avait autrefois constitué jusqu’au dernier débris des foyers et des lieux de travail britanniques. Là, pas de foule : on ne voyait pas la moindre maison, la moindre raison à une présence humaine. Debout, muets, nous parcourûmes la passe praticable bordant l’œuvre nocturne de la Luftwaffe.
Enfin, une zone relativement épargnée suivit, où notre chauffeur s’arrêta devant un grand édifice victorien. Hormis pour quelques fenêtres condamnées et les sacs de sable omniprésents, la guerre ne semblait guère l’avoir transformé. La pancarte apposée près de l’entrée principale m’apprit qu’il s’agissait de l’hôpital de Whitechapel. Une escadrille de policiers en uniforme nous attendait dans la cour, où elle nous accueillit en saluant M. Churchill à sa descente de voiture. Nous gagnâmes le bâtiment d’un bon pas, ma jambe blessée me handicapant pour la première fois de la journée, mais je réussis à ne pas rester à la traîne. Un énorme rugissement allait croissant : des tas de gens se réunissaient dans la cour autour du Premier ministre, pendant que des centaines d’autres se penchaient à toutes les portes et fenêtres, agitaient la main, braillaient, acclamaient.
Le politicien souleva son chapeau, sourit de tous côtés, tira gaiement sur son cigare.
« Alors, on est découragés ? cria-t-il à la foule.
— NON ! » répondit-elle en agitant ses drapeaux avec enthousiasme.
Il fit le tour de l’établissement, parla aux médecins, aux infirmières, aux brancardiers, aux patients, s’attarda dans le service des enfants, où il vit non seulement ces derniers mais aussi leurs parents, délivrant partout le même message, répété sans fin, avec des variations insignifiantes : « Nous en verrons le bout, nous ne renoncerons jamais, Hitler est aux abois, nous sommes capables de supporter tout ce qu’il tente contre nous, il va avoir des surprises. »
Après la visite de l’hôpital, la voiture nous emmena dans une école de Leytonstone qu’une bombe allemande à parachute avait atteinte de plein fouet, puis le cortège suivit la High Road bien endommagée de Leyton entre des océans de gens. Partout où s’était rassemblée la foule, M. Churchill reprenait son rôle avec chapeau, sourire, cigare.
À l’heure du déjeuner, nous étions de retour à l’Amirauté. Sur un petit signe de tête et un mot de remerciement, le Premier ministre s’empressa de regagner l’énorme bâtiment. Cette matinée d’agitation bruyante, entrecoupée de longues marches parmi la foule, m’avait épuisé, mais M. Churchill était resté jusqu’à la fin frais et dispos. Un déjeuner léger fut servi aux aides de camp, puis nos voitures respectives vinrent nous chercher pour nous ramener chez nous. Aussitôt rentré dans ma chambre de la RAF de Northolt, je m’endormis.
Le lendemain, calme plat, mais le surlendemain, nouvelle convocation à l’Amirauté. Cette fois, M. Churchill se rendit au sud de la Tamise visiter les quartiers de Southwark et de Waterloo, dévastés par un raid fin avril. Le jour suivant, retour à l’East End et sur le port. Deux jours plus tard, le Nord, avec les zones les plus touchées de Birmingham, Coventry, Manchester et Liverpool. En regagnant Londres au bout d’une semaine, direction : Battersea et Wandsworth.
Je servis d’aide de camp à Churchill un tout petit peu moins de trois semaines frénétiques, à la fin desquelles je m’étais forgé deux certitudes en ce qui le concernait.
D’abord, c’était vraiment un grand homme, capable d’inspirer foi en l’impossible : Hitler pouvait être et serait battu. En cet été 1941, les Allemands entamaient la première phase de l’invasion de l’Union soviétique, ce qui allégeait momentanément leur pression sur les îles Britanniques. Toutefois, les attaques aériennes présentaient toujours un certain danger, et la guerre sous-marine de l’Atlantique entrait dans sa période la plus dangereuse pour nous. En Afrique du Nord, où nous avions cru les combats quasi terminés après la déroute de l’armée italienne, les choses prenaient brusquement un tour nouveau, plus inquiétant : sous le commandement de Rommel, les Afrika Korps déferlaient sur l’Égypte puis le canal de Suez. Les Allemands occupaient la majeure partie de l’Europe. Les Soviétiques battaient en retraite. Les Juifs étaient prisonniers dans leurs ghettos, les camps d’extermination fin prêts. Les Américains ne se sentaient toujours pas concernés. De quelque manière qu’on y réfléchît, la guerre ne souriait pas aux Britanniques, pour qui les choses s’annonçaient plutôt mal. Mais Churchill ne voulait rien entendre. Jamais la Grande-Bretagne n’avait eu pour chef un aussi grand homme à une aussi terrible époque.
Toutefois, j’avais une autre certitude, bien différente.
Sans doute les autres aides de camp savaient-ils aussi, même si personne n’en parlait jamais. L’homme charismatique et plein d’allant qui visitait les rues et demeures bombardées de l’East End, qui souriait sous les acclamations et les hurlements des foules, qui tirait gaiement sur ses cigares en prodiguant encouragements patriotiques et défis familiers, cet homme-là n’était pas Winston Churchill.
J’ignore de qui il s’agissait. Physiquement, c’était le portrait craché du Premier ministre, mais ce n’était pas le Premier ministre. Juste un double, un comédien, un imposteur mercenaire.
17
Fin 1936, je regagnai mon collège universitaire d’Oxford, où je fus fêté en héros, entouré de l’attention et de la curiosité générales. Toutefois, ma célébrité ne dura pas : une médaille de bronze n’a rien de comparable à une médaille d’or, et l’exploit sportif est par nature éphémère lorsqu’il reste sans suite. Ce qui fut le cas, puisque Joe refusa de rentrer à Oxford. Ma carrière à l’aviron en deux de couple s’acheva immédiatement.
Je cherchai un moment un autre partenaire tout en me concentrant sur la rame en solitaire, mais sans Joe, ce n’était plus pareil. Peu à peu, mes séances d’entraînement se raccourcirent, s’espacèrent, jusqu’au coup de froid de 1937, où j’arrêtai complètement l’aviron.
Je préférai me tourner vers le pilotage, mon autre obsession, longtemps reléguée dans l’ombre par la première. Dès mon arrivée à Oxford, j’avais intégré l’Escadrille aérienne universitaire, et même les longs mois de préparation intense aux Jeux ne m’avaient pas empêché de voler le temps requis. Après Berlin, je passai de plus en plus de temps en avion, négligeant mes études. Tout Brasenose savait bien que j’avais été admis à Oxford pour mes talents sportifs, pas pour mon intellect, mais j’étais à présent un rameur qui ne ramait plus. L’avion ne remplaçant pas l’aviron, je finis par me tourner à contrecœur vers les livres, ce qui me permit de terminer mon cursus en juillet 1938 avec une maîtrise, mention passable, en histoire et littérature allemandes.
L’officier adjoint de l’Escadrille universitaire me servit d’intermédiaire pour poser ma candidature à une commission permanente dans la Royal Air Force, où je comptais devenir pilote. J’avais déjà à mon compte assez d’heures de vol en solitaire pour tenir le manche d’un monomoteur ; il me semblait posséder l’agressivité naturelle et les réflexes nécessaires à un pilote de chasse ; sans doute la RAF m’accueillerait-elle à bras ouverts.
Rien n’est jamais aussi simple, évidemment. Après mon premier examen médical, on m’informa de mon inaptitude physique à piloter un chasseur : j’étais tout simplement trop grand, doté d’une ossature trop large pour m’installer dans le cockpit de ce genre d’appareil. En revanche, je ferais un pilote de bombardier idéal.
Après mon passage à Cranwell, l’école des officiers de la RAF, l’armée fit de moi un officier navigant de l’escadrille 105, équipée de bombardiers légers Blenheim. Lorsque la guerre éclata, début septembre 1939, je commandais mon propre avion, et j’étais prêt à participer aux opérations.
Quand les Allemands se lancèrent dans le Blitz, la Grande-Bretagne riposta d’abord en bombardant des cibles choisies, notamment par mon intermédiaire : j’avais été affecté à l’escadrille 148, équipée de Wellington, avec laquelle je commençai à voler fin 1940. Nos premières destinations furent les ports français occupés par les nazis – Brest, Boulogne, Calais, Bordeaux –, mais ensuite, on nous envoya de plus en plus souvent en Allemagne : Gelsenkirchen, Emden, Wilhelmshaven, Cologne, Berlin, Hambourg – au-dessus de laquelle la série s’acheva pour moi, le 10 mai 1941.
Je ne vis pas Joe une seule fois durant les premiers mois des hostilités, et à sa mort, nous nous étions complètement perdus de vue. Après la dispute de Noël 1939, plongés dans une incompréhension et une rancune mutuelles, nous avions suivi des chemins séparés. Quoique notre éloignement ne fût pas plus grand au moment de son décès que pendant les mois précédents, cette séparation ajouta pour moi au désespoir de sa disparition.
La mésentente avait mijoté des années, depuis notre fuite d’Allemagne en compagnie de Birgit. Pour dire les choses simplement, l’aventure s’était révélée plus trépidante en imagination qu’en réalité. Une fois à Hambourg, nous nous étions rendus sur le port, où nous avions repéré le navire suédois dont on nous avait parlé, le bateau à moteur Storskarv. En nous présentant au bureau maritime, sans idée précise sur la manière d’introduire Birgit à bord, nous avions découvert que Herr Doktor Sattmann avait réussi à prendre les dispositions requises par téléphone. Nos places étaient réservées, les papiers en ordre. Nous avions traversé la mer du Nord entourés d’un certain luxe, la camionnette enfouie dans les entrailles du navire.
Le vrai cirque n’avait commencé qu’après notre retour sains et saufs en Angleterre, et encore m’avait-il fallu un moment pour m’apercevoir de ce qui se passait.
Le bateau jeta l’ancre passé minuit. Nos parents, à Joe et moi, nous attendaient tous les trois dans les bâtiments sinistres des quais de Hull. Notre périple devenait un événement familial : lorsque maman et papa étaient partis en voyage en Allemagne, quatre ans plus tôt, ils avaient logé à Berlin chez les Sattmann. Comme la camionnette se trouvait toujours dans la cale, un passage par la salle d’attente lugubre s’imposait. Là, Birgit donna une longue lettre de ses parents à ma mère, qui fondit en larmes à sa lecture. Pourtant, elle ne tarda pas à reposer la missive, dont elle n’avait parcouru que le début, et se rasséréna brusquement. Tout le monde parlait en même temps, allemand, tout le monde étreignait tout le monde. Joe raconta comment Birgit s’était cachée pour son audacieuse évasion de Berlin. Je me sentais exclu, de plus en plus conscient que tout ou presque s’était décidé sans moi ; j’en arrivais à me voir tel qu’ils me voyaient peut-être : Joe était digne de confiance lorsqu’il s’agissait d’aider Birgit, mais moi, on me gardait dans le noir.
Je la contemplais sans rien dire en me demandant comment la faire mienne, maintenant que nous étions tous arrivés sains et saufs en Grande-Bretagne.
Nous rentrâmes à la maison, à Tewkesbury, Joe et Birgit sur la banquette arrière de la voiture parentale, moi au volant de la camionnette. J’étais surexcité, empli d’espoirs et de projets mêlés centrés sur Birgit, de fantasmes d’amour romantique, de l’envie d’éloigner Joe pour m’approprier la jeune fille.
Tout cela n’allait pas tarder à être réduit en miettes. Il ne s’était pas écoulé trois mois, loin de là, que Birgit se mariait, mais pas avec moi. Joe et elle furent unis lors d’une cérémonie discrète à la mairie de Tewkesbury puis s’installèrent temporairement chez mes parents. Déjà, j’étais de retour à Oxford, agité, tourmenté, m’interrogeant sur ma vie, sur Joe, sur sa femme, sur mon abandon forcé de l’aviron, mon envie de voler, la pression de plus en plus forte pour me faire prendre mes études au sérieux. Comme penser à Birgit m’était douloureux, j’essayais de lui fermer mon esprit.
Lorsque la guerre éclata, elle métamorphosa notre existence à tous. Ce conflit que je n’avais pas initié, dont je ne voulais pas et que je comprenais à peine donna à ma vie un sens renouvelé. La guerre simplifie les choses ; elle balaye une multitude de petits problèmes pour les remplacer par de grandes inquiétudes. Ce changement de priorités fut le bienvenu pour un tas des gens, y compris moi. Une vague de bouleversements sociopolitiques immenses déferla sur le pays, sans qu’on pût l’entraver ni la remettre en cause. J’étais une minuscule portion de cette vague ; comme tout le monde. À l’époque, personne ne réalisait vraiment ce qui se passait, mais chacun le vivait au quotidien. Nous ne savions qu’une chose : il fallait combattre Hitler, mener la guerre à son terme. Après seulement, il serait possible de regarder en arrière et de chercher à comprendre ce qui s’était produit, ce qui avait changé.